
J’envoie les mômes à la montagne en TGV accompagnés d’une vieille alcoolique, du coup, ma femme et moi, on se retrouve seuls à Paris. Tiens, on pourrait en profiter pour aller au cinéma. Allez hop, direction le Max Linder, peut-être qu’ils passent un truc correct. Je jette un œil sur la programmation du quartier grâce à mon téléphone 3G Nokia forfait France Télécom, pardon, Orange. On a le choix entre trois sous-merdes moldaves, du type Palme d’Or, deux super merdes US et Nathalie Baye en hippie déjantée. Le genre qu’on regarde en borgne sur Canal trois mois après, le pauv’ téléfilm déjà rentabilisé par la pré-vente aux chaînes.
Devant le Max Linder, une poignée de trentenaires sentant fortement Libé, trois filles potables, plus une double affiche de « Mémoires de nos pères », le dernier Clint Eastwood. Je mate les deux filles des pieds à la tête le temps que ma femme gare la bagnole. C’est incroyable l’efficacité avec laquelle l’esprit masculin scanne une nouvelle femelle: yeux bouche cheveux seins cul jambes fringues allure voix, ces critères sont intégrés dans le calculateur interne à la vitesse de la lumière. Et en un quart de seconde, le résultat est prêt : « bonne », ou « pas bonne ».
Clint est un acteur populaire qui se débrouille bien la caméra entre les mains. « La route de Madison », un sacré mélo. Allons refiler notre fric aux Américains, il faut bien qu’ils financent leur guerre perdue en Irak.
Salle au quart pleine, je me prends à flipper… Et si Iwo Jima était un bide? Le bon côté du vide, c’est l’absence de caillera pour nous niquer la séance, ou d’encarté UGC qui téléphone au copain de lycée en pleine projo. En plus, pas de Tony Parker devant nous. Tony Parker, mais si, le très grand basketteur avec un tout petit QI.
Pas besoin de basculer dans la barbarie pour déguster son film tranquille.
Oh shit, une production Dreamworks, l’ombre de Spielberg ! On aurait pu nous prévenir. Sur un film de guerre, on redoute l’overdose de violons. Mais bon, ne chions pas dessus avant de l’avoir vu. Nous voilà sur le bateau avec les Marines, on débarque sur une île de 20 km2 où sont enterrés 12 000 Japonais. Tant pis pour ma femme, elle n’a qu’à aimer les films de guerre. Avec Eastwood-le-facho aux commandes (dixit Télérama avant le retournement de veste en tweed), je prie pour un max de dégommage.
Et je vais être servi.
SANS IWO JIMA, NO HIROSHIMA

Comment que ça défouraille ! Faut se cogner une histoire émouvante grêlée de flash-back guerriers, mais tant pis, du moment que les mitrailleurs japonais dézinguent du Marine à tout bout de champ. Jouissifiant ! Notez qu’on ne voit jamais la tronche d’un bridé. Le vieux Clint, dont les jambes sont bouffées de varices, nous servira bientôt le complément, ce coup-ci version jap. Quel pied, de mater la guerre le cul dans un fauteuil. Pour une fois, vive le cinéma. Angoisse rétroactive : heureusement qu’on n’a pas foutu les pieds dans une salle qui projetait une comédie française dramatique. Comment peut-on payer pour voir un film avec Jean-Paul Rouve? Ou Nathalie Baye ? Quoique, dans « Le petit sergent », elle assure en alcoolique paumée, et reste bien bandante, mais bon, sur Canal, pas en salle. Tout le monde chie sur la télé parce qu’elle aurait tué le cinéma, mais en vrai, la télé n’a fait que siphonner les longs-métrages qui ne méritaient pas le grand écran. La télé nettoie les excréments du cinéma. Un boulot moche, mais utile.
Revenons à Iwo Jima après cette parenthèse raciste antifrançaise.
Le fût d’une mitrailleuse attend que les Marines se concentrent à 20 mètres et tatata, le tube noir de la mort aboie et couche les humains qui n’ont pas de chance. On voit ceux qui vont mourir avant qu’ils ne le sachent. Le canon, c’est l’instrument du Destin. Ceux qui glandent sur la plage ne sont pas forcément mieux lotis : les pièces de 75 ou 88 (à vérifier) planquées dans les grottes font des trous ça comme.
Un banc de thons rouges pris au piège de filets japonais.
6800 Américains sont restés dans le sable d’Iwo Jima, contre 18 000 Japonais, disent les manuels, alors que nous, humanistes, dirions 25 000 pauvres gars. Après cette boucherie, on comprend mieux pourquoi Truman a pris le raccourci de la bombe atomique. Pourquoi la prise de cette île était si importante, au point de justifier 25 000 morts ? Elle n’était pas seulement « sacrée », comme le dit avec romantisme le captain, mais en partant d’elle comme base aéronavale, on pouvait bombarder le Japon, chose impossible des îles éloignées du Pacifique, Guam and co.
Nouvelle suée rétroactive. Dire que je pourrais subir une comédie française au scénario squelettique… Comme Poltergay, de Lavaine, l’esprit Canal et son humour de chiottes. Un sketch, c’est déjà long sur 2 minutes, mais sur 90 ! Tandis que là, je plane à Iwo Jima, avec une bande de Marines qui se font tirer à la fête foraine nippone, ah le bon choix superfacho de droite que j’ai fait!
Bien sûr il y a Spielberg, son patriotisme guimauve, ses sabots de 10 000 tonnes, son sens du mélo primitif. Oui mais sans ça, Clint n’aurait pas touché le pognon pour ses effets spéciaux : le débarquementage, le carnage, le pilonnage, tout ça coûte bonbon. Si le prix à payer d’une éblouissante reconstitution est une BO pleurnicharde et une morale pour enfants, alors OK. On n’a rien sans rien.
On fait tous des concessions, non ?
Un aparté (mot gâché à jamais par la redoutable intervieweuse Pascale Clark, qui heureusement gicle de Canal à la rentrée) sur Spielberg : on doit à cet entertainer une partie de la dégénérescence du cinéma américain depuis 30 ans. L’autre grand criminel, c’est le triste George Lucas, responsable de la double trisomie de la Guerre des Etoiles. Deux fournisseurs de produits politiquement morts.
Avant eux, quelques oeuvres pouvaient nous refiler une saine colère. Aujourd’hui, les émotions ont été désossées de leur contenu social. Et quand un Américain s’y colle, soi-disant avec courage contre le système hollywoodien, c’est tellement con qu’un Européen ressent immanquablement de la honte.
UN DOUBLE MEURTRE QUI FAIT DU BIEN

La mort, ça donne faim. Après la bataille, on va dîner au Petit Riche, un bistrot déguisé en wagon de l’Orient Express, avec des spécialités de la Loire, andouillette et côte de veau, que l’on noie sous un fleuve de Bourgueil.
Après le restaurant, on rentre en banlieue, comme deux merdes, et en plus le plan de circulation est brouillé sur l’autoroute A15. Travaux de nuit. Ces fils de pute te préviennent UNE FOIS que tu es sur l’autoroute, pas avant. Les autoroutes, tu les payes trois fois : par les impôts, le péage, et le sous-entretien.
Des centaines de voitures innocentes tombent dans le piège et empruntent l’itinéraire bis à minuit : 80 minutes pour faire 10 km à vol d’oiseau. C’est pas pire que le plan de circul Delanoë, me direz-vous. Aujourd’hui, on est de la viande à voter, à bouffer, à payer. Et en temps de guerre, de la viande à canon. Qu’est-ce qui a changé ? Je suis tellement remonté –le film de guerre agit comme un dopant- que j’embrocherais bien deux trois cailleras avec mon poignard. Celui de Rambo, à côté, on dirait un cure-dent.
Justement, dans le train, la même semaine, Dieu me sert sur un plateau deux cailleraces qui montent à Argenteuil, dont la Dalle est devenue célèbre, monument visité par le monde entier. Le wagon est vide. Je les écoute, en haut dans le train à étage, on dirait deux martiens qui débloquent. La conversation est impossible à retranscrire. Le premier, d’origine arabe, se vante de foutre des raclées à sa sœur et de shooter dans le chat. Texto. L’autre, un grand Noir, se fait monter la température sur une vendetta de mytho. J’ai la lame qui me démange, je les convoque intérieurement, comme la chèvre de Monsieur Seguin : montez me voir, venez me racketter, petits petits, que j’aie une raison de vous liquider, que je vous transperce doucement, comme l’Allemand poignarde le GI israélite dans Saving Private Ryan… Steven et ses symboles relou.
Une envie de meurtre. Et alors ? Y a personne dans le train, zéro témoin, je débarrasse le 95 de deux nuisibles. Qui s’en plaindrait ? Peut-être même que leurs familles respectives ne s’en rendraient même pas compte. Mais le problème, c’est les corps. Impossible de s’en débarrasser en banlieue rouge. Le tissu humano-industriel est trop dense. On n’est pas dans le sable du désert des alentours du Casino de Scorcese, facile à piocher. Et puis y a les empreintes, la police scientifique, difficile de tuer quelqu’un, même un sous-homme, sans laisser un nanogramme d’ADN…
Le progrès ne facilite le meurtre, même si les armes sont devenues plus perfor(m)antes.
Du temps a passé. J’ai oublié Iwo Jima, mais pas l’épisode des salopards du train.
J’ai beau y repenser à froid, je ne trouve pas mon double meurtre infâme. Ces deux barbares me hérissent toujours autant le poil, et font vibrer le meurtrier préhistorique qui sommeille en moi. Les barbares réveillent notre barbarie. Ce qui me peine avec les caillerats, c’est qu’ils ne mesurent pas le niveau de haine qui est en train de monter à leur égard. J’aurais voulu faire preuve de plus d’humanité, mais un acte, inqualifiable, alourdit la sentence : shooter dans le chat.
Shooter dans un chat, y a pas idée.
Impardonnable.